- LIBÉRATION (THÉOLOGIES DE LA)
- LIBÉRATION (THÉOLOGIES DE LA)LIBÉRATION THÉOLOGIES DE LASuspecté et, à plusieurs reprises, critiqué par la hiérarchie ecclésiastique, le mouvement de pensée qu’on appelle théologie de la libération s’est développé, à partir du milieu des années 1960, dans un continent, l’Amérique latine, qui représente statistiquement près de la moitié du monde catholique. Son originalité — qui donne un sens inédit à sa désignation comme «théologie» — est précisément de promouvoir une réflexion dont les objets et les méthodes soient rigoureusement dépendants de cette région du monde où elle s’élabore. Une réflexion pour laquelle ce thème de la dépendance par rapport au lieu est, par conséquent, lié à celui de la « libération» et qui ne peut que se distinguer radicalement des théologies conçues dans les pays riches, même quand elles marquent un intérêt sincère pour la question du développement. Avec des modalités qui diffèrent selon les contextes nationaux et en fonction des options propres de ses protagonistes, la théologie de la libération s’emploie donc à mettre en lumière et à repenser les urgences — d’ordre ecclésial, culturel et même politique — du continent latino-américain, «l’unique continent aussi massivement chrétien parmi les peuples opprimés» (G. Gutiérrez). Mais la variété des situations et problèmes de cette vaste contrée, comme celle des inspirations et engagements des leaders du mouvement, fait qu’on devrait parler de théologies, plutôt que d’une théologie, de la libération. Parmi les représentants du mouvement, les plus connus sont: Gustavo Gutiérrez, prêtre péruvien de Lima, dont l’œuvre se caractérise à la fois par sa tonalité «spirituelle» et par un intense souci de solidarité avec la souffrance des pauvres; Leonardo Boff, franciscain brésilien, qui a publié de nombreux ouvrages, notamment Église, charisme et pouvoir , condamné par la Congrégation romaine pour la doctrine de la foi; Jon Sobrino, jésuite de San Salvador, qui s’intéresse surtout, en théologien de métier, à la christologie, mais à «une christologie pour l’Amérique latine», en rapport étroit avec les problèmes humains de ce continent; Juan Luis Segundo, lui aussi jésuite, qui exerce à Montevideo, dans les milieux intellectuels d’un Uruguay plus laïcisé que les autres pays latino-américains et qui met l’accent sur les problèmes culturels, en particulier sur celui de l’athéisme contemporain — ce qui ne l’empêche pas d’être attentif aux questions socioéconomiques et politiques ni de marquer sa pleine solidarité avec les autres théologiens de la libération, comme il l’a fait notamment avec sa Réponse au cardinal Ratzinger (Teología de la liberación. Respuesta al Cardinal Ratzinger , en 1985). On peut mentionner encore, parmi bien d’autres: Hugo Assmann, qui, connu pour ses positions extrémistes, prône une logique de l’action, «une praxéologie libératrice à l’intérieur du monde»; Henrique Dussel, laïc argentin, pour qui l’analyse socioéconomique doit être complétée par une attention particulière à l’histoire et à l’anthropologie culturelle de l’Amérique latine, contrée où le christianisme a pris au départ non seulement le visage de l’étranger, mais aussi celui du dominateur; enfin, le jésuite Juan Hernández Pico, membre de l’Institut historique centraméricain de Managua (Nicaragua).Soucieuse de se distinguer des théologies européennes, même quand elles défendent la personne et les droits de l’homme (cette notion supposant «une égalité sociale qui n’existe pas en Amérique latine») et même quand elles se veulent « progressistes» (en s’appuyant alors plus sur Kant et l’Aufklärung que sur les théoriciens de l’action et sur Marx), la théologie de la libération, fondamentalement «située», centre néanmoins son discours sur les objets spécifiques de toute théologie — Dieu, le Christ, l’Église, la foi, la vie spirituelle —, auxquels elle accorde une pertinence décisive. Mais elle les reprend dans la perspective d’une doctrine de salut attentive aux «conditions concrètes, historiques et politiques» de l’Amérique latine d’aujourd’hui. Ainsi J. H. Pico déclare-t-il à propos du premier objet de la foi: « Le Dieu des philosophes, le Dieu des idéologues et des bourgeois, un mélange de Dieu tout-puissant en dehors de l’histoire et de Dieu mystérieusement responsable de l’ordre établi, était le Dieu qui circulait à l’usage des masses opprimées.» De même, la christologie, thème central pour ces auteurs, doit être reformulée, selon L. Boff, de manière que «l’orthopraxie, c’est-à-dire la justesse de l’agir à la lumière du Christ», prenne désormais le pas sur «l’orthodoxie, c’est-à-dire la juste pensée sur le Christ». En réalité, par l’ensemble de son approche novatrice des objets de la foi, ce courant de pensée se définit non comme une théologie «appliquée», mais comme une théologie résolument «pratique», en ce sens qu’il part de l’analyse des réalités et de l’action à l’intérieur desquelles il s’inscrit. Et c’est par là qu’il rencontre cette science pratique de la société qu’est le marxisme, se proposant comme lui de transformer le monde plutôt que de l’interpréter. Il est toutefois bien loin de s’y «inféoder», comme on le lui a reproché (à Rome notamment): d’une part, ses représentants n’ont pas tous la même position à ce sujet; d’autre part, les plus extrémistes d’entre eux — qui, d’ailleurs, ne se réfèrent souvent qu’à tel ou tel élément théorique, à tel ou tel instrument d’analyse de la pensée marxiste — critiquent ouvertement la manière dont celle-ci s’est actualisée dans les pays de l’Est européen ou en Chine.Les théologiens de la libération, qui prétendent mettre en œuvre « l’option préférentielle pour les pauvres» définie par le Conseil épiscopal latino-américain (Celam) en sa fameuse assemblée de 1968 à Medellín, entretiennent généralement de bonnes relations avec beaucoup d’évêques dans leurs pays respectifs. Mais d’autres membres de la hiérarchie locale, voyant en eux des révolutionnaires, ont alerté les instances romaines. Celles-ci sont intervenues, en 1984 et en 1986, par deux «instructions» émanant de la Congrégation pour la doctrine de la foi, dont le préfet est le cardinal Ratzinger. Ces documents ont l’allure de mises en garde, mais ils restent susceptibles d’interprétations différentes: certains les ont compris comme un effort de Rome pour approfondir sa réflexion sur le problème posé par les « mouvements de libération», tandis que les médias de la nouvelle croisade catholique y voyaient la pure et simple condamnation d’une pernicieuse infiltration marxiste.
Encyclopédie Universelle. 2012.